Le papyrus 7Q5 de Qumran :
un texte juif ou un texte chrétien ?
Que ferait un texte chrétien dans la grotte dans laquelle les Juifs de la secte de Qumran (sans doute des Esséniens) ont caché les manuscrits de leur bibliothèque pour les soustraire aux Romains qui les attaquaient ?

La grotte 7 de Qumran, découverte en 1955, contient 21 fragments de rouleaux de papyrus ainsi que 3 fragments de tablette d'argile qui portent l'empreinte inversée d'un papyrus disparu. Une des particularités de la grotte 7 est que tous les textes qu'on y a retrouvés sont en grec, et tous sur papyrus, provenant d'au moins 13 manuscrits différents. Il n'y a que 6 autres textes grecs à Qumran, tous les 6 dans la grotte 4 parmi des centaines de rouleaux en hébreu et en araméen ; seuls 2 des rouleaux grecs de la grotte 4 sont des papyrus (les 4 autres sont des parchemins).
Les fouilles archéologiques et la datation paléographique indiquent que le contenu des grottes de Qumran y a été entreposé avant 68 de notre ère (Roland de Vaux).

Le fragment qui nous intéresse ici est le papyrus 7Q5. Sa première description (l'editio princeps) fut publiée en 1962 dans l'ouvrage "Discoveries in the Judaean Desert of Jordan III, Les Petites Grottes de Qumrân", désigné par le sigle DJD III. Le déchiffrement et les notes sont dues au R.P. Boismard :
"Papyrus fin, très abîmé, et disloqué à droite. Surface rugueuse, dos plus lisse. L'écriture appartient au "Zierstil" et peut dater de 50 av. à 50 ap. J.-C. Hauteur des lettres de 2 à 3 mm. Les mots semblent séparés par des intervalles allant jusqu'à 5 mm (ligne 3). Interlignes de 7 à 9 mm. Si on restitue egennhsen à la ligne 4, le feuillet peut provenir de quelque généalogie. "

Dix ans plus tard, José O'Callaghan estime que certains fragments de la grotte n° 7 correspondent à des textes du Nouveau Testament chrétien.
Il a notamment identifié le papyrus 7Q5 comme étant Marc VI : 52-53
(" leurs esprits étaient fermés ").

Maria Victoria Spottorno Díaz-Caro a cependant proposé il y a dix ans une autre identification pour 7Q5. Selon elle, il s'agit non pas d'un texte chrétien de l'évangile de Marc, mais d'un texte juif, un extrait du livre du prophète Zacharie (chapitre VII : versets 4-5).

Le papyrus 7Q5 comporte 20 lettres (dont 10 incomplètes) sur 5 lignes. A la ligne 3, par exemple, on devine une lettre à moitié effacée par une déchirure, qui serait un êta (H) selon Boismard et O'Callaghan, et un sigma (C) selon Spottorno.
Puis on remarque un espace, un spatium (annonçant le verset 53 estime Thiede qui soutient O'Callaghan) puis les trois papyrologues lisent KAI.
A la 4e ligne, ils ont tous trois déchiffré NNHC. Cette suite de lettres est rare dans la littérature grecque antique.
On la trouve dans 1 Maccabées Xl : 67, mais ce texte ne peut pas être 7Q5 car les autres lettres ne correspondent pas.

Comparons à présent les reconstitutions de Boismard, de O'Callaghan et de Spottorno avec le papyrus.

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M. Baillet, J. T. Milik, R. de Vaux, Discoveries in the Judaean Desert of Jordan III, Les 'Petites Grottes' de Qumrân, Oxford 1962
O'Callaghan. " ¿ Papiros neotestamentarios en la cueva 7 de Qumrân ? " Biblica 53, 1972 : 91-100
O'Callaghan. Los Papiros griegos de la cueva 7 de Qumrân, Madrid, 1974
O'Callaghan. Los primeros testimonios des Nuevo Testamento, Cordoue, 1995 : 95-145
V. Spottorno. " Ùna nueva possible identificacion de 7Q5 ", Sefarad 52 (1992) 541-3
Déchiffrement de BOISMARD

Pour la ligne 1, Boismard proposait e, q, o ou s.
Pour la ligne 2, il se demandait si un p pourrait suivre a, mais les traces lui semblent trop basses.
La dernière lettre de la ligne 3 pourrait être un w ou un o.
Pour la ligne 5 : première lettre o ou plutôt q ; troisième lettre e ou s ; quatrième lettre : s, e ou q.
].[
]. Tw A.[
]H KAI Tw[
eGe]NNHC[eN
]QHeC[

Lecture de SPOTTORNO

T
eGwNe
C KAIP
N NHC
wHeN
e

Zacharie VII :

4 kai egeneto logoV kuriou twn dunamewn proV me legwn 5 eipon proV apanta ton laon thV ghV kai proV touV iereiV thV ghV legwn
ean nhsteushte h koyhsqe en tw
pemptw h en tw ebdomw kai idou ebdomhkonta eth mh nhsteian nenhsteukate moi

Dans l'édition de la Septante par Rahlfs (1935), thV ghV
n'est pas mentionné une seconde fois. Par ailleurs, la Septante comporte taiV pemptaiV h en taiV ebdomaiV et non tw pemptw h en tw ebdomw.

 

Lecture de O'CALLAGHAN

e
U TwN H
H KAITI
NNH
C

QHCA



Marc VI :

52 ou gar
sunhkan epi toiV artoiV
allhn autwn h kardia pepwrw-
menh
53 kai tiaperasanteV
hlqon eiV Gennhsaret kai
proswrmisqhsan 54
kai exel-

La GNT d'Aland (1983), édition de référence du texte du Nouveau Testament, comporte diaperasanteV et non tiaperasanteV.
Par ailleurs, la GNT ajoute epi thn ghn avant hlqon. Ces trois mots manquent dans la reconstruction de O'Callaghan car la stichométrie lui a interdit la possibilité de les placer dans le texte.


Camille Focant résume en trois points les critiques opposées à O'Callaghan : trois des lettres qu'il a reconstituées sont peu vraisemblables ; l'omission de epi thn ghn n'est retrouvée dans aucun manuscrit connu de ce texte de Marc ; le remplacement de d par t dans diaperasanteV non plus. Or plus un manuscrit est petit, et moins on peut tolérer de différence par rapport au texte connu. Tant de variantes dans le minuscule 7Q5 font douter de la vraisemblance de la thèse de O'Callaghan. Le remplacement de d par t est cependant connu dans d'autres textes palestiniens de l'époque. Et l'on peut rétorquer, au sujet des reconstitutions de textes brefs, que E. Puech n'a pas hésité à proposer Zacharie IV : 8-10 pour le fragment PAM 40.559 (538) du rouleau 8HevXIIgr. Or ce fragment ne contient que 4 lignes : el - (t)on -(usin) - e, le tau étant partiel et la 3e ligne très peu lisible.

La proposition de Spottorno bénéficie quant à elle de critiques, semblables, de Thiede, qui reproche l'addition de
thV ghV et le remplacement du pluriel taiV par le singulier tw. Thiede critique aussi l'omission de twn dunamewn, que je n'ai pas indiquée car elle ne me semble pas indispensable à la reconstruction de Spottorno, quoi qu'elle en pense (la lettre de la première
ligne pourrait alors être un sigma). Spottorno affirme enfin l'existence d'un spatium avant le premier kai que Thiede estime impossible.

Shemaryahu Talmon, du comité éditorial des Manuscrits de la Mer Morte (M.M.M.), pense qu'il est possible que la grotte 7 contienne des textes chrétiens.

Carsten Peter Thiede, Herbert Hunger, S. Daris, Orsolina Montevecchi et Marie-Christine Ceruti-Cendrier approuvent totalement O'Callaghan, y compris pour dater 7Q5 vers 50 après J.-C. Kurt Schubert estime lui aussi que 7Q5 est bien un fragment de Marc, mais entreposé à Qumran entre 132 et 135.

Mais à l'époque (130), les codex étaient déjà répandus (l'utilisation du rouleau a-t-elle totalement disparu pour autant ?).

Emile Puech, lui aussi responsable de l'édition des M.M.M., attribue à l'Epître d'Hénoch sept papyrus de la grotte 7 dont deux étaient considérés par O'Callaghan comme provenant du Nouveau Testament. Puech en conclut que 7Q5 ne fait certainement pas non plus partie du Nouveau Testament.

Selon Kurt Aland, 7Q5 ne peut être Marc, mais Ferdinand Rohrhirsch critique la méthodologie utilisée par Aland pour arriver à cette conclusion. G. Segalla et Graham Stanton ne sont non plus pas d'accord avec l'identification de O'Callaghan.

Colin Roberts a expertisé l'écriture de 7Q5 comme étant du Zierstil (style ornementé, dont l'apogée se situe au début du 1er siècle), donc peu après 50 selon les adeptes de la thèse de O'Callaghan. Mais un scribe peut garder la même écriture tout au long de sa carrière. De plus, le style ornementé a selon W. Schubart duré jusque vers 100 apr. J.-C.

James C. Vanderkam résume la problématique en affirmant que 7Q5 peut provenir de Marc, mais que les preuves ne sont pas suffisantes pour l'instant.

Deux autres identifications ont été proposées pour 7Q5. Il s'agit de deux passages de la Bible hébraïque : Exode XXXVI : 10-11 et Nombres XXII : 38. Ces propositions me paraissent difficilement tenables (voir les tentatives pour retrouver les lettres du papyrus).

En 1999, Ernest A. Muro a utilisé le logiciel informatique "Bible Works" (version 3.5) pour trouver les textes bibliques comportant les suites de lettres et d'espaces "h kai t" et "nnh". Parmi les passages obtenus par cette recherche, seuls trois textes contiennent les deux suites de lettres et d'espaces dans le bon ordre : Genèse XLVI : 20, 1 Samuel XXVI : 7 et Jean IX : 32. Il est curieux de constater que Muro n'a pas retenu Marc VI (la proposition de O'Callaghan) qui aurait dû apparaître parmi les résultats de sa recherche. Des trois passages obtenus, le premier cité contient le plus de correspondance avec le déchiffrage de Boismard. De plus, seul Genèse XLVI : 20 contient des lettres qui correspondent dans les lignes 2, 3, 4 et 5. Les lettres de l'editio princeps de Boismard qui correspondent avec le texte de la Genèse (édition de la Septante) sont :

tw a
h kai to
nnhs
h s

En étudiant la stichométrie correspondante, Muro s'est aperçu que pour aligner verticalement les lettres du papyrus, le texte de la Genèse devrait comporter des lignes de longueur très inégales, ce qui serait peu probable de la part d'un scribe. En effet, dans un manuscrit, les marges sont alignées à droite et à gauche (notons que dans la reproduction ci-dessous, il manque quelques mots à la fin de la ligne 3 qui s'avère donc très longue et s'intègre mal dans une mise en page habituelle d'un papyrus).


B. Pixner. Wege des Messias und Statten der Urkirche, éd. R. Riesner, Giessen, 2e éd. augm., 1994.

Kurt Schubert. " Die Religion der Qwnranleute ", Qumran. Ein Symposium, Graz, 1993,84

Emile Puech. "Sept fragments grecs de la Lettre d'Hénoch (1 Hén 100, 103 et 105) dans la grotte 7 de Qumrân (=7QHéngr)", Revue de Qumrân, 70 (1998) : 313-23. Il s'agit des papyrus 7Q4,1&2 ; 7Q8 ; 7Q11 ; 7Q12 ; 7Q13 et 7Q14.

J. O'Callaghan. "¿1 Tim. 3,16 ; 4, 1-3 en 7Q4 ? " , Biblica, 53, 1972,362-367.

James Vanderkam. " Les manuscrits de la mer Morte et le Nouveau Testament ", Les Dossiers d'Archéologie, n°249,1999,142-149

Qui a parlé des Esséniens ?
- Pline l'Ancien mentionne dans son Histoire naturelle la présence de ces ermites dans la région de Qumran
- Flavius Josèphe ("ils ont aidé Hérode")
- Eusèbe de Césarée
- Philon d'Alexandrie

Eleazar Liffa Sukenik et André Dupont-Sommer attribuent les manuscrits qumraniens à la secte juive des Esséniens. Roland de Vaux et Yigael Yadin confirmeront cette hypothèse qui reste encore la thèse majoritairement proposée.

Norman Golb propose en 1994 que les manuscrits proviendraient de plusieurs bibliothèques de Jérusalem. La plupart de ces écrits n'auraient aucun rapport avec les Esséniens.

En 2004 Yitzhak Magen et Yuval Peleg estiment que Qumran est une ancienne forteresse militaire transformée en fabrique de poterie.

Les lettres bleues correspondent à celles de l'editio princeps ou aux alternatives proposées par Boismard. Les lettres rouges ne sont en accord avec aucune proposition de Boismard. Muro conclut que 7Q5 n'est pas une portion de Genèse XLVI :20 en raison du problème présenté par la différence de longueurs des lignes du texte et également parce que toutes les lettres du papyrus ne correspondent pas avec le texte de la Septante. Puisque Genèse XLVI : 20 était pour Muro le texte le plus correspondant, il estime que 7Q5 n'est donc pas un texte biblique : il ne correspond selon lui à aucun passage de la Bible juive et à aucun passage du Nouveau Testament chrétien. Dans une récente étude, Muro affirme de plus que le déchiffrage des lettres du papyrus 7Q5 est pour l'instant insuffisant pour que l'on s'autorise à l'attribuer à un texte connu. Il déclare d'ailleurs que le papyrus est incomplètement restauré et il propose une nouvelle disposition des petits fragments de droite, actuellement déplacés :